Accueil » « La peste d’Athènes » décrite par les historiens de l’Antiquité, Thucydide et Lucrèce

“La peste d’Athènes” décrite par les historiens de l’Antiquité, Thucydide et Lucrèce

La Renaissance Française a des liens étroits avec la remarquable société savante AOURAS qui consacre ses travaux au monde antique. Son président, le professeur Charles Guittard, latiniste très distingué a fait parvenir à notre rédaction les textes qui suivent.

Chers Amis,
Dans la tragédie grecque, on voit un roi, un devin, un prêtre, un messager essayer de comprendre pourquoi la peste ravage la cité, pourquoi les dieux ont envoyé ce fléau: nous sommes aujourd’hui dans la même situation, mais le fléau s’étend cette fois au monde habité, l’œkoumène, plus vaste que ne pouvaient l’imaginer les Anciens . Les nuages se sont amoncelés mais nous n’avons pu prévoir la violence de l’orage. En 430 avant notre ère, la peste a frappé Athènes au début de la guerre du Péloponnèse, Périclès est mort et ce fut le déclin de la suprématie d’Athènes. Les pages de Thucydide sont d’une brûlante actualité, premier témoignage historique de la peste, qui demeure un paradigme.
guittard_charles.jpg
Nous sommes aussi impuissants que les Anciens: ils ignoraient la cause du mal et il y avait des morts; nous connaissons la cause de ce mal et il y a des morts.
En ces moments difficiles, nous devons resserrer les liens qui nous unissent. Pendent interrupta opera… Non, nos travaux continuent, notre collaboration est toujours vivante, active, féconde.
Nous devrons aussi penser à l’avenir, encore incertain à ce jour. Historiens, archéologues, philologues, hellénistes , latinistes, les Aurasiens sont tous des humanistes: les valeurs de l’universalisme, de l’humanisme nous unissent. Nous avons des repères historiques, qui nous permettent de garder le cap dans la tourmente.
J’espère que notre communauté sera autant que possible épargnée et que nous nous retrouverons très vite, plus forts.
Gardons espoir!

Thucydide – Guerre du Péloponèse II

[(La peste d’Athènes est le nom traditionnel sous lequel est désignée une épidémie ayant touché par vagues la Grèce antique de 430 à 426 av. J.-C. Elle a été rapportée par Thucydide, dans le Livre II de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, dans un texte d’importance emblématique qui n’a cessé de fasciner philosophes, historiens et médecins.
Elle a causé plusieurs dizaines de milliers de morts, dont celle de Périclès, soit un quart à un tiers de la population, en marquant la fin d’une époque privilégiée. Sa nature exacte n’a pas été éclaircie, le typhus en est la cause la plus probable, parmi plus d’une quinzaine proposées à la discussion. )]

Déclenchement de la Peste à Athènes (début juin -430)

athenes_peste.jpg
XLVII. – Telles furent les funérailles célébrées cet hiver. Avec lui finit la première année de la guerre. Dès le début de l’été, les Péloponnésiens et leurs alliés, avec les deux tiers de leurs troupes, comme la première fois, envahirent l’Attique, sous le commandement d’Archidamos, fils de Zeuxidamos, roi de Lacédémone. Ils y campèrent et ravagèrent le pays. Ils n’étaient que depuis quelques jours en Attique, quand la maladie se déclara à Athènes ; elle s’était abattue, dit-on, auparavant en plusieurs endroits, notamment à Lemnos ; mais nulle part on ne se rappelait pareil fléau et des victimes si nombreuses. Les médecins étaient impuissants, car ils ignoraient au début la nature de la maladie ; de plus, en contact plus étroit avec les malades, ils étaient plus particulièrement atteints. Toute science humaine était inefficace ; en vain on multipliait les supplications dans les temples ; en vain on avait recours aux oracles ou à de semblables pratiques ; tout était inutile ; finalement on y renonça, vaincu par le fléau.

thucydides-bust-cutout_rom.jpg

XLVIII. – Le mal, dit-on, fit son apparition en Ethiopie, au-dessus de l’Egypte : de là il descendit en Egypte et en Libye et se répandit sur la majeure partie des territoires du Roi. Il se déclara subitement à Athènes et, comme il fit au Pirée ses premières victimes, on colporta le bruit que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits ; car au Pirée il n’y avait pas encore de fontaines. Il atteignit ensuite la ville haute et c’est là que la mortalité fut de beaucoup la plus élevée. Que chacun, médecin ou non, se prononce selon ses capacités sur les origines probables de cette épidémie, sur les causes qui ont pu occasionner une pareille perturbation, je me contenterai d’en décrire les caractères et les symptômes capables de faire diagnostiquer le mal au cas où elle se reproduirait. Voilà ce que je me propose, en homme qui a été lui-même atteint et qui a vu souffrir d’autres personnes.

XLIX. – Cette année-là, de l’aveu général, la population avait été particulièrement indemne de toute maladie ; mais toutes celles qui sévissaient aboutissaient à ce mal. En général on était atteint sans indice précurseur, subitement en pleine santé. On éprouvait de violentes chaleurs à la tête ; les yeux étaient rouges et enflammés ; à l’intérieur, le pharynx et la langue devenaient sanguinolents, la respiration irrégulière, l’haleine fétide. A ces symptômes succédaient l’éternuement et l’enrouement ; peu de temps après la douleur gagnait la poitrine, s’accompagnant d’une toux violente ; quand le mal s’attaquait à l’estomac, il y provoquait des troubles et y déterminait, avec des souffrances aiguës, toutes les sortes d’évacuation de bile auxquelles les médecins ont donné des noms.

Presque tous les malades étaient pris de hoquets non suivis de vomissements, mais accompagnés de convulsions ; chez les uns ce hoquet cessait immédiatement, chez d’autres il durait fort longtemps. Au toucher, la peau n’était pas très chaude ; elle n’était pas livide non plus, mais rougeâtre avec une éruption de phlyctènes et d’ulcères ; mais à l’intérieur le corps était si brûlant qu’il ne supportait pas le contact des vêtements et des tissus les plus légers ; les malades demeuraient nus et étaient tentés de se jeter dans l’eau froide ; c’est ce qui arriva à beaucoup, faute de surveillance ; en proie à une soif inextinguible, ils se précipitèrent dans des puits.
On n’était pas plus soulagé, qu’on bût beaucoup ou peu. L’on souffrait constamment du manque de repos et de sommeil. Le corps, tant que la maladie était dans toute sa force, ne se flétrissait pas et résistait contre toute attente à la souffrance. La plupart mouraient au bout de neuf ou de sept jours, consumés par le feu intérieur, sans avoir perdu toutes leurs forces.
Si l’on dépassait ce stade, le mal descendait dans l’intestin ; une violente ulcération s’y déclarait, accompagnée d’une diarrhée rebelle qui faisait périr de faiblesse beaucoup de malades. Le mal, qui commençait par la partie supérieure du corps et qui avait au début son siège dans la tête, gagnait ensuite le corps entier et ceux qui survivaient aux accidents les plus graves en gardaient aux extrémités les traces.
Il attaquait les parties sexuelles, l’extrémité des mains et des pieds et l’on n’échappait souvent qu’en perdant une de ces parties ; quelques-uns même perdirent la vue. D’autres, aussitôt guéris, n’avaient plus dès lors souvenir de rien, oubliaient leur personnalité et ne reconnaissaient plus leurs proches.
L. – La maladie, impossible à décrire, sévissait avec une violence qui déconcertait la nature humaine. Voici qui montre combien elle différait des épidémies ordinaires: les oiseaux et les quadrupèdes carnassiers ne s’attaquaient pas aux cadavres pourtant nombreux, restés sans sépulture ou, s’ils y touchaient, ils périssaient. Ce qui le prouve, c’est leur disparition avérée ; on n’en voyait ni autour des cadavres, ni ailleurs. C’est ce que l’on pouvait constater sur les chiens accoutumés à vivre en compagnie de l’homme.
LI. – Sans parler de bien d’autres traits secondaires de la maladie, selon le tempérament de chaque malade, telles étaient en général ses caractéristiques. Pendant sa durée, aucune des affections ordinaires n’atteignait l’homme ; s’il en survenait quelqu’une, elle aboutissait à ce mal. On mourait, soit faute de soins, soit en dépit des soins qu’on vous prodiguait. Aucun remède, pour ainsi dire, ne se montra d’une efficacité générale ; car cela même qui soulageait l’un, nuisait à l’autre. Aucun tempérament, qu’il fût robuste ou faible, ne résista au mal. Tous étaient indistinctement emportés, quel que fût le régime suivi. Ce qui était le plus terrible, c’était le découragement qui s’emparait de chacun aux premières attaques : immédiatement les malades perdaient tout espoir et, loin de résister, s’abandonnaient entièrement. Ils se contaminaient en se soignant réciproquement et mouraient comme des troupeaux. C’est ce qui fit le plus de victimes.
Ceux qui par crainte évitaient tout contact avec les malades périssaient dans l’abandon : plusieurs maisons se vidèrent ainsi faute de secours. Ceux qui approchaient les malades périssaient également, surtout ceux qui se piquaient de courage : mus par le sentiment de l’honneur, ils négligeaient toute précaution, allaient soigner leurs amis ; car, à la fin, les gens de la maison eux-mêmes se lassaient, vaincus par l’excès du mal, d’entendre les gémissements des moribonds. C’étaient ceux qui avaient échappé à la maladie qui se montraient les plus compatissants pour les mourants et les malades, car connaissant déjà le mal, ils étaient en sécurité. En effet les rechutes n’étaient pas mortelles. Enviés par tes autres, dans l’excès de leur bonne fortune présente, ils se laissaient bercer par l’espoir d’échapper à l’avenir à toute maladie.
LII. — Ce qui aggrava le fléau, ce fut l’affluence des gens de la campagne dans la ville : ces réfugiés étaient particulièrement touchés. Comme ils n’avaient pas de maisons et qu’au fort de l’été ils vivaient dans des baraques où on étouffait, ils rendaient l’âme au milieu d’une affreuse confusion ; ils mouraient pêle-mêle et les cadavres s’entassaient les uns sur les autres ; on les voyait, moribonds, se rouler au milieu des rues et autour de toutes les fontaines pour s’y désaltérer. Les lieux sacrés où ils campaient étaient pleins de cadavres qu’on n’enlevait pas. La violence du mal était telle qu’on ne savait plus que devenir et que t’on perdait tout respect de ce qui est divin et respectable. Toutes les coutumes auparavant en vigueur pour les sépultures furent bouleversées. On inhumait comme on pouvait. Beaucoup avaient recours à d’inconvenantes sépultures, aussi bien manquait-on des objets nécessaires, depuis qu’on avait perdu tant de monde. Les uns déposaient leurs morts sur des bûchers qui ne leur appartenaient pas, devançant ceux qui les avaient construits et y mettaient le feu ; d’autres sur un bûcher déjà allumé, jetaient leurs morts par-dessus les autres cadavres et s’enfuyaient (164).
Llll. – La maladie déclencha également dans la ville d’autres désordres plus graves. Chacun se livra à la poursuite du plaisir avec une audace qu’il cachait auparavant. A la vue de ces brusques changements, des riches qui mouraient subitement et des pauvres qui s’enrichissaient tout à coup des biens des morts, on chercha les profits et les jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères.
Nul ne montrait d’empressement à atteindre avec quelque peine un but honnête ; car on ne savait pas si on vivrait assez pour y parvenir. Le plaisir et tous les moyens pour l’atteindre, voilà ce qu’on jugeait beau et utile. Nul n’était retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines ; on ne faisait pas plus de cas de la piété que de l’impiété, depuis que l’on voyait tout le monde périr indistinctement ; de plus, on ne pensait pas vivre assez longtemps pour avoir à rendre compte de ses fautes. Ce qui importait bien davantage, c’était l’arrêt déjà rendu et menaçant ; avant de le subir mieux valait tirer de la vie quelque jouissance.

LIV. – Tels furent les maux dont les Athéniens furent accablés : à l’intérieur les morts, au dehors la dévastation des campagnes. Dans le malheur, comme il est naturel, on se souvint de ce vers que les vieillards déclaraient avoir entendu autrefois :
«Viendra la guerre dorienne et avec elle la peste»

Mais une contestation s’éleva : les uns disaient que dans le vers ancien il n’était pas question de la peste (loimos, mais de la famine (limos) ; bien entendu, vu les circonstances présentes, l’opinion qui prévalut fut qu’il s’agissait de la peste. Car les gens faisaient concorder leurs souvenirs avec les maux qu’ils subissaient. A mon sens si jamais éclate une autre guerre dorienne et qu’il survienne une famine, vraisemblablement ils modifieront le vers en conséquence.
Ceux qui le connaissaient rappelaient également l’oracle rendu aux Lacédémoniens : au moment où ils consultaient le Dieu sur l’opportunité de la guerre, celui-ci leur avait répondu que, s’ils combattaient avec ardeur, ils seraient victorieux et qu’il combattrait à leurs côtés. Ils s’imaginaient que les événements confirmaient l’oracle ; car aussitôt après l’invasion des Péloponnésiens, la maladie avait commencé et elle n’avait pas sévi sur le Péloponnèse, du moins d’une manière qui vaille la peine qu’on en parle. C’est Athènes surtout qui avait été désolée, puis les parties les plus peuplées du territoire. Telles furent les particularités de la peste.

LUCRECE, De rerum natura

[(De rerum natura (De la nature des choses), plus souvent appelé De natura rerum, est un grand poème en langue latine du poète philosophe latin Lucrèce, qui vécut au Ier siècle avant notre ère. Composé de six livres totalisant 7 400 hexamètres dactyliques, mètre classique utilisé traditionnellement pour le genre épique, il constitue une traduction de la doctrine d’Épicure.
Le poème se présente comme une tentative de « briser les forts verrous des portes de la nature », c’est-à-dire de révéler au lecteur la nature du monde et des phénomènes naturels. Selon Lucrèce, qui s’inscrit dans la tradition épicurienne, cette connaissance du monde doit permettre à l’homme de se libérer du fardeau des superstitions, notamment religieuses, constituant autant d’entraves qui empêchent chacun d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire la tranquillité de l’âme. « Il n’y a sans doute pas de plus beau poème scientifique que le De Natura Rerum1. »)]

La peste à Athènes, fin du chant VI et du poème

lucrece_natura.jpg
Un fléau de ce genre, de mortelles vapeurs désolèrent jadis les campagnes où régna Cécrops : les chemins furent dépeuplés, et la ville épuisée d’habitants. (6, 1140) Car une peste née au loin, et venue des confins de l’Égypte, après avoir franchi de vastes cieux et la plaine flottante des mers, s’abattit enfin sur le peuple de Pandion ; et tous aussitôt devenaient en foule la proie de la maladie et de la mort.
D’abord un feu dévorant se portait à la tête, les deux yeux étincelaient d’ardentes rougeurs. La gorge elle-même, noire à l’intérieur, suait du sang ; des ulcères resserraient en l’obstruant le chemin de la voix, et le sang ruisselait aussi de la langue, cette interprète de l’âme, affaiblie de ses blessures, lourde, paresseuse, et rude au toucher.
(6, 1150) Puis, quand le torrent du mal, descendu par la gorge, inondait la poitrine et se répandait au cœur attristé des malades, alors toutes les barrières de la vie s’ébranlaient à la fois.
De la bouche roulaient, avec l’haleine, ces odeurs fétides qu’exhalent en se gâtant les cadavres abandonnés. L’âme entière dépouillée de sa force, et tout le corps, languissaient, touchant déjà au seuil de la mort. Ces insupportables douleurs avaient pour compagnes assidues les inquiétudes, les angoisses, les plaintes mêlées de gémissements ; et des sanglots redoublés nuit et jour, (6, 1160) obligeant les nerfs et les membres à se tordre sans cesse, brisaient enfin par de nouvelles fatigues leurs ressorts déjà fatigués.
Cependant tu n’aurais vu, à fleur de corps, aucune extrémité trop brûlante ; la main y rencontrait plutôt une impression de tiédeur, quoiqu’en même temps le corps entier fût rougi et marqué du feu des ulcères, pareil au feu sacré qui se répand sur nos membres. Mais la partie intérieure de l’homme s’embrasait jusqu’à la moelle des os ; et la flamme bouillonnait dans l’estomac, comme dans une fournaise. (6, 1170) Pas un des malades n’eût enduré l’usage de la plus mince, de la plus légère étoffe : tous abandonnaient leurs membres, brûlés par la fièvre du mal, au vent, au froid ; une partie même à l’onde glacée des fleuves, où ils précipitaient leurs corps nus. Beaucoup s’élancèrent jusqu’au fond des puits, et y vinrent tomber la bouche béante. Une soif dévorante, insatiable, les y plongeait ; et pour elle les torrents étaient comme des gouttes d’eau.

fb_oil-painting-plague-at-athens-wellcome-m0008517-1.jpg

Le mal n’avait point de relâche : les corps gisaient épuisés de fatigue ; la médecine bégayait à peine dans une muette épouvante, tant elle voyait de malades (6, 1180) rouler un œil ardent, au sein de longues et pénibles insomnies ! Bien d’autres signes annonçaient la mort : l’âme bouleversée par la tristesse et l’effroi ; le sourcil dur et froncé ; l’air hagard et farouche ; les oreilles inquiètes et toujours pleines d’un sinistre tintement ; l’haleine tantôt précipitée, tantôt lente et forte ; une sueur qui ruisselait à flots brillants du cou ; une salive claire, appauvrie, teinte d’une couleur de safran, chargée de sel, et qu’une toux rauque chassait avec peine de la gorge. Les nerfs se contractaient aux mains, les membres tressaillaient ; (6, 1190) du bout des pieds, enfin, le froid étendait à pas lents et sûrs ses envahissements. A l’approche du moment suprême, ils avaient encore les narines serrées, la pointe du nez aiguë et mince, les yeux caves, les tempes creuses, la peau froide et rude, la bouche convulsivement ouverte, le front tendu et saillant. Bientôt après, la mort roidissait leurs membres immobiles ; et quand le soleil avait huit fois blanchi les cieux de sa lumière, ou neuf fois allumé son flambeau, ils rendaient l’âme. lucrece.jpg
Si quelques-uns, comme le fait arriva, échappaient à cette mort, parce que les plaies hideuses de leurs entrailles vomissaient un torrent de matières noires, (6, 1200) cependant le poison et le trépas les attendaient encore. Que de fois, au milieu de vives douleurs à la tête, un sang corrompu remplissant les narines jaillissait à grands flots ! et par cette voie s’écoulait toute la vigueur, toute la substance des hommes.
Évitaient-ils ce flux impétueux de sang empoisonné, la maladie se jetait alors sur les nerfs, les articulations, et jusque sur les organes générateurs du corps. Aussi les uns, craignant le terrible seuil de la mort, vivaient-ils en abandonnant au fer la dépouille de leur virilité. D’autres, sans pieds ni mains, tenaient encore (6, 1210) à la vie ; une foule se privaient de leurs yeux : tant était vive cette peur de mourir imprimée dans leur âme ! Quelques malheureux enfin se prirent à oublier toutes choses, au point de ne plus se reconnaître eux-mêmes.

Quoique la terre fût jonchée de cadavres entassés sur cadavres et manquant de sépulture, la race des oiseaux et les bêtes sauvages s’en écartaient d’une fuite rapide, pour éviter d’infectes odeurs : ou bien elles goûtaient à peine ces restes, que déjà elles languissaient aux approches de la mort.
Et même, en ces tristes jours, on ne voyait guère d’oiseaux apparaître, ni d’animaux nuisibles (6, 1220) sortir des forêts : la plupart, frappés de la maladie, expiraient languissamment. Les chiens surtout, les chiens fidèles, étendus dans toutes les rues, y vomissaient avec effort leur âme, sous les assauts du mal qui arrachait la vie de leurs membres.
On menait à la hâte d’innombrables funérailles que nul n’accompagnait. Rien ne fournissait un remède général et sûr ; car ce qui avait permis à l’un d’aspirer encore le souffle vivifiant des airs, d’apercevoir encore la voûte des cieux, perdait l’autre et amenait sa ruine.
Mais de toutes ces calamités voici la plus affreuse, (6, 1230) la plus lamentable : à peine saisi du fléau, on se voyait déjà condamné à mourir ; et, dans le triste abattement d’une âme défaillante, on gisait immobile, n’envisageant plus que la mort, et l’on expirait sur la place.
Oui, car l’avide contagion du mal ne cessait point un seul instant de gagner les uns après les autres, comme des troupeaux chargés de laine ou des bœufs mugissants. Voilà surtout ce qui entassait funérailles sur funérailles. En effet, tous ceux qui fuyaient la couche des malades, trop attachés à la vie, trop effrayés de la mort, (6, 1240) étaient bientôt punis par une mort aussi triste que honteuse, délaissés eux-mêmes, manquant de secours, et à leur tour victimes de l’Abandon. Ceux au contraire qui assistaient les autres, succombaient et à la contagion, et à la fatigue que les obligeaient de subir une noble pudeur, et la prière caressante, la voix plaintive des mourants. Aussi étaient-ce les meilleurs des hommes qui essuyaient ce beau trépas.
Luttant d’efforts pour ensevelir sans relâche tout un peuple des siens, on revenait enfin brisé par les larmes et le deuil. Alors la plupart tombaient au lit sous le poids du chagrin ; et il était impossible de trouver un homme que ni la maladie, (6, 1250) ni la mort, ni le deuil, n’eût frappé à cette cruelle époque.
Le pâtre, le bouvier, et le guide robuste de la charrue, sentaient aussi de mortelles langueurs. Au fond des chaumières se pressaient des corps étendus, victimes du fléau et de la misère. Ici tu aurais vu des parents jetés sans vie sur les restes sans vie de leurs enfants ; là des fils expirant sur le cadavre de leur père et de leur mère !
Cette désolation fut en grande partie répandue des campagnes dans la ville, et apportée par une foule de laboureurs (6, 1260) qui, aux premières atteintes du mal, y affluèrent de tous côtés. Les maisons, les places disparaissaient toutes sous leurs flots épais, et la mort y amoncela facilement les cadavres.
Un grand nombre tombaient de soif au milieu des rues, et leurs corps, roulant au pied des fontaines jaillissantes, y demeuraient étendus, et suffoqués par une onde trop douce à leur gorge avide. Dans tous les endroits publics, sur tous les chemins, on voyait aussi des corps à demi éteints, aux membres languissants, horribles de saleté, couverts de lambeaux, aux chairs gâtées et en ruines, aux os revêtus à peine d’une peau livide, (6, 1270) que les plaies hideuses des entrailles et la corruption avaient déjà presque engloutie !
Enfin la mort, amoncelant ces dépouilles inanimées jusque dans le sanctuaire des immortels, chargeait incessamment de cadavres tous les édifices sacrés, que les gardiens des temples remplissaient de leurs hôtes. Car alors la religion et les divinités saintes étaient peu considérées : la douleur du moment avait plus de force.
On ne conservait plus, dans la ville, ces solennelles habitudes dont la pieuse cité accompagna toujours les funérailles. Le peuple courait çà et là tout bouleversé ; et chacun, (6, 1280) livré à ses propres ressources, ensevelissait tristement son ami.
Un mal si imprévu, et la dure misère, leur inspiraient même bien des violences. Ils plaçaient à grands cris leurs parents sur des bûchers construits pour d’autres, ils y mettaient le feu ; et souvent ils engageaient des luttes sanglantes, plutôt que d’abandonner leurs cadavres.

You may also like

© 2023 Tous droits réservés La Renaissance Française