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Paris : Remise de la Médaille d’or de La Renaissance Française pour l’ensemble de son oeuvre à AKIRA MIZUBAYASHI

par Internet - Site

Après le romancier algérien Boualem Sansal en 2014, le poète et romancier écossais Kenneth White en 2015, le dramaturge belge Jacques De Decker en 2016, le romancier grec Vassilis Alexakis en 2017, c’est le romancier japonais Akira Mizubayashi qui, pour 2018, devait recevoir la Médaille d’or de La Renaissance Française pour l’ensemble de son oeuvre.

La médaille lui a été remise le jeudi 4 octobre, au siège de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, par le Président international de notre institution, le Professeur Denis Fadda.

Akira Mizubayashi qui, pour une grande part, a construit son oeuvre en français, a déjà reçu le Prix littéraire Richelieu de la francophonie, le Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises, le Prix littéraire de l’Asie, le Prix littéraire 30 millions d’amis, le Prix littéraire de la société centrale canine.

Il est notamment l’auteur de Une langue venue d’ailleurs, Mélodie, chronique d’une passion, Petit Eloge de l’errance, Un amour de Mille-Ans, Dans les eaux profondes.

Ci-joint le discours du Président Denis Fadda et la réponse de M.Akira Mizubayashi

Discours du Président Denis Fadda


REMISE DE LA MEDAILLE D’OR DE LA RENAISSANCE FRANCAISE 2018 POUR L’ENSEMBLE DE SON OEUVRE
à

AKIRA MIZUBAYASHI

par

Denis FADDA

« Je me considérerai comme mort quand je serai mort en français. Car je n’existerai plus alors en tant que ce que j’ai voulu être, par ma souveraine décision d’épouser la langue française ». Cette phrase que vous avez prononcée, Daniel Pennac, votre ami, la rappelle dans sa très belle préface à votre ouvrage « Une langue venue d’ailleurs ».

Répondant à Maurice Pinguet qui, comme tant d’autres, s’étonnait de n’entendre aucun accent lorsque vous parlez en français, vous avez ces mots : «Le japonais n’est pas une langue que j’ai choisie. Le français, si. Heureusement, on peut choisir sa langue ou ses langues. Le français est la langue dans laquelle j’ai décidé, un jour, de me plonger. J’ai adhéré à cette langue et elle m’a adopté…C’est une question d’amour. Je l’aime et elle m’aime si j’ose dire…»

Vous avez commencé à apprendre le français à l’âge de dix-neuf ans, à l’université. Dès lors, votre vie s’est divisée en deux portions. Il y a les dix-huit premières années «monolinguistiques», comme vous dites, et la suite de votre existence placée sous la double appartenance du japonais et du français; le français, langue vers laquelle vous avez cheminé « avec patience et impatience». Je vous cite: «Je me suis déplacé vers elle; c’est elle que je suis allé recueillir tandis qu’elle m’a accueilli en elle». Elle vous est venue de loin cette langue qui, tout autant que le japonais, est devenue vôtre parce que vous vous l’êtes appropriée pour vous y «installer», pour la vivre en pleine conscience.

Un peu avant, à dix-huit ans, vous alliez par les rues de Tokyo avec un sentiment d’étouffement, vous vous sentiez emmuré, «l’espace de la prison n’en finissait pas de s’étendre… Il fallait que j’entreprenne une tentative d’évasion» dites-vous; il fallait, d’une certaine façon sortir de la langue maternelle «malmenée jusqu’à l’usure», je vous cite, après les années 68-69, sortir de la langue de l’inflation verbale qui vous «prenait en otage». Vous souffriez d’un «malaise linguistique»; le français vous apparaissait comme le seul choix possible ou plutôt la seule parade; encore faudra-t-il un choc pour y conduire.

C’est la lecture d’un texte «extraordinairement puissant» qui va constituer ce choc, un texte du philosophe japonais Arimasa Mori extrait de Notre-Dame dans le lointain: «L’essentiel, c’est de pénétrer dans les profondeurs de l’expérience. Hors de là, il n’y a aucune solution, aucune issue. C’est le seul chemin possible (…). La parole, pour devenir authentique, doit remplir au moins une condition. C’est l’existence préalable de l’expérience qui lui correspond. Et – je continue – qu’est-ce que l’expérience? C’est (…) l’histoire de la conscience qui cherche à résister aux obstacles surgis lorsqu’une chose s’impose à elle (…). Mon intention n’est pas, loin de là, de faire l’éloge, d’un point de vue moraliste, de l’expérience vécue, dit Mori. Ce que j’appelle ici l’expérience ne ressemble en rien à une simple expérience superficiellement vécue à titre personnel».

La conception de l’expérience de Mori n’a rien à voir avec une accumulation de faits vécus et d’actes accomplis.

Par ailleurs, un passage d’une autre œuvre de Mori, Sur les fleuves de Babylone, insistait sur l’humilité nécessaire dans l’apprentissage de la langue française.

Mori eut la force de tout abandonner, de tout perdre, y compris son poste de professeur à la prestigieuse université de Tokyo, pour s’installer en France et renaître à une langue qui n’était pas la sienne et à la culture qui en est indissociable.

L’expérience, telle que Mori la définit, l’expérience fondatrice de la parole authentique, vous est apparue d’emblée, Monsieur, comme présupposant une «dimension sacrificielle» – ce sont vos mots – exigeant un effort ascétique, sans concession.

Apprendre le français n’était donc pas, pour vous, l’affaire de quelques années d’université mais, au contraire, «le projet invraisemblable, hallucinant et gigantesque qui engage toute une existence».

Cela supposait de vous imposer une discipline de fer, de vous livrer à un terrible exercice d’endurance. Vous l’avez fait et ce fut pour vous, comme pour Mori, une nouvelle naissance.

Mais, avant que ne commencent les cours à l’université, c’est une voix ou plutôt deux qui vous avaient mené vers la langue française. Des voix entendues à la radio nationale japonaise, dans le cadre de leçons de langue française. Leur présence était, pour vous, avant tout et presque exclusivement, celle de la vibration sonore des énoncés qu’elles portaient et véhiculaient; vous dites: «C’était pour moi comme un récital à deux voix, un concert retransmis en différé où la voix de l’homme et celle de la femme se cherchaient, se répondaient, se confondaient, s’entrelaçaient dans leur mouvement phonique délicat et soigneusement défini».

Vous avez une grande sensibilité à la voix dont vous avez précocement découvert la puissance prodigieuse; «un instrument de musique à part entière», écrivez-vous. Car vous aimez énormément la musique – une passion vitale – et notamment l’opéra. Je pourrais parler de l’importance qu’a eu pour vous Mozart au début de votre cheminement et particulièrement Les noces de Figaro – et dans cette oeuvre,le rôle de Suzanne – Les noces de Figaro constituent le fil narratif de votre roman Un amour de Mille-ans.

La musique fait totalement partie de votre vie et traverse toute votre œuvre. Pas un seul de vos ouvrages qui n’en soit imprégné. N’avez-vous pas donné le nom de « Mélodie » à votre chienne tant aimée ? cet être non humain qui vous a accompagné pendant douze années, et auquel vous avez consacré un livre bouleversant, d’ailleurs composé comme un opéra, en trois actes, avec prélude. N’avez-vous pas donné aux chiots qu’elle a mis au monde, par deux fois, des noms puisés dans des opéras ?

Vous êtes aussi un musicien, certes pas à l’égal de votre frère, violoniste consacré, mais il vous arrive tout de même de faire partie d’un quatuor en tant qu’altiste. Vous aimez beaucoup la musique de chambre.

Cette virtuosité, tant vous-même que votre frère, vous la devait à votre père. Un père merveilleux qui, toute sa vie n’a reculé devant aucun sacrifice, aucun effort, pour l’éducation et l’épanouissement de ses fils. Il est même allé jusqu’à vous apprendre à nager à l’un et à l’autre alors que lui-même ne savait pas nager.

Vous manifestez le désir d’avoir un magnétophone pour enregistrer et ainsi pouvoir réécouter les leçons de français données à la radio. Dans les jours qui suivent, un énorme appareil vous est livré, ce qui représente un gros effort financier pour vos parents.

Pour votre père, la musique représente la modernité et la démocratie fondées sur la valeur suprême de l’individu. Il avait vécu l’époque où la musique occidentale, considérée comme relevant de la culture des ennemis, était prohibée et pourtant il l’aimait. Il lui fallut un certain courage pour garder toute sa place à Beethoven. A l’opposé du fanatisme ambiant, la musique occidentale incarnait aux yeux de votre père, je cite : « l’expression de la volonté de construction rationnelle (les symphonies) mais aussi celle de la douceur attendrissante (les deux petites Romances pour violon et orchestre qu’on lui offrit en cadeau de mariage) ».

C’est grâce à la Symphonie pastorale que vos parents se sont unis.
Votre mère a fait la connaissance de votre père alors que recherchant d’où pouvait venir ce morceau de musique occidentale d’une résonance feutrée, étouffée qu’elle entendait, elle aperçut votre père sortant d’un placard.

Est-ce ce goût paternel qui a aiguisé votre passion pour Beethoven
et, particulièrement pour le premier mouvement du concerto pour violon ?

Dans le domaine de la musique, l’abnégation de votre père a été particulièrement grande.

Il a voulu que votre frère apprenne le piano et il s’est empressé de faire l’acquisition d’un Kawai dont le prix était très élevé, sans craindre les critiques acerbes des gens du quartier. Il était prêt à aller jusqu’au bout, à faire l’impossible pour son enfant, pour ouvrir son esprit.

Un peu plus tard il n’hésita pas, tous les quinze jours, à conduire votre frère à Tokyo pour y prendre une leçon de violon ; il y arrivait après un très inconfortable voyage en train de quatorze heures !

Dans votre œuvre dominent la fidélité, la constance, la sensibilité et la compassion ainsi que le goût de la transmission.

Ce goût de la transmission est, à coup sûr, un héritage de votre père. Votre père, avant d’être ingénieur a été un remarquable professeur, permettant à son lycée des résultats qu’il n’avait jamais obtenus avant son arrivée et qu’il n’a plus jamais eus après son départ.

Il avait un insatiable désir d’apprendre, une soif de connaissances et une inépuisable passion pédagogique. Il apprenait sans cesse pour pouvoir enseigner, transmettre. Lui qui n’était pas musicien, ne s’est-il pas imposé d’absorber – pour comprendre à la place de son fils l’art du violon – le très volumineux manuel de Carl Flesch, L’Art de jouer du violon ?

Vous avez le sentiment d’avoir bénéficié, en tierce personne, du face-à-face de votre père et de votre frère pour vous éveiller à la musique. Et c’est peut-être cette musique-là, dites-vous, qui vous a acheminé vers cette autre musique qu’est la langue française.

Vous écrivez : « Quand je parle cette langue étrangère qui est devenue mienne, je porte au plus profond de mes yeux l’image ineffaçable de mon père ; j’entends au plus profond de mes oreilles toutes les nuances de la voix de mon père. Le français est ma langue paternelle ».

Professeur des universités passionné, après avoir fait des études à Tokyo et à Montpellier qui vous ont conduit rue d’Ulm et au doctorat à Paris VII, vous réussissez parfaitement à conjuguer la rigueur de la pensée à l’extrême délicatesse des sentiments.

Vous êtes un homme de stabilité – contrairement à ce que le titre de votre si beau livre Petit éloge de l’errance pourrait faire croire – or la stabilité facilite grandement l’approfondissement de la pensée et de l’expression.

Ainsi, dans votre œuvre, vous qui avez trouvé à Tokyo, près du parc de la Philosophie, le lieu « acceptable », comme dirait Raymond Depardon, vous parvenez à une précision, une clarté, un niveau d’élucidation – portant l’empreinte des 17ème et 18ème siècles français dont vous êtes un spécialiste – qui vous permet l’expression d’une grande sensibilité personnelle.

Cette sensibilité, ce penchant naturel pour la compassion, on les trouve dans tout ce que vous écrivez et notamment dans ce livre si passionnant qu’est Dans les eaux profondes.

La fidélité, la constance, c’est peut-être ce qui vous caractérise le mieux. Je ne parlerai pas de la fidélité à tous les membres de votre famille, à vos amis, à vos idées ; elles sont évidentes. Je ne parlerai que de votre fidélité à l’égard de votre chienne Mélodie.

Il est d’usage de parler de la fidélité des êtres non humains, bien peu de l’infidélité des maîtres qui abandonnent ceux qu’ils avaient le devoir de protéger et encore moins de la fidélité des humains à l’égard des animaux.

Comme exemple de fidélité de l’animal, vous évoquez, notamment, Hachi, chien du Professeur Ueno de l’Université impériale de Tokyo, qui souvent l’accompagnait à la gare de Shibuya lorsque celui-ci partait pour son université. Une fois le Professeur Ueno décédé, Hachi est venu chaque soir l’attendre à la descente du train et ce pendant dix ans, jusqu’à sa propre mort. Une statue de Hachi, en position d’attente, a été édifiée dans la gare de Shibuya.

Mélodie était capable de la même fidélité ; sa vie a consisté à attendre celui auquel elle se sentait attachée.

Mais le maître le lui a bien rendu. Vous avez veillé sur elle jour et nuit ; vous raccourcissiez vos voyages pour réduire la souffrance que lui causait votre absence ; vous ne manquiez à aucun de vos devoirs, obsédé par l’idée que vous pouviez lui faire du mal.

Mélodie est décédée le 2 décembre 2009 ; comme votre père, elle continue à habiter vos nuits.

Le livre que vous lui avez consacré, vous avez voulu qu’il soit pour elle une sorte de tombeau. Il est une réflexion sur la singularité de la condition humaine au miroir de la condition animale. Vous dites les leçons que vous avez reçues de Mélodie et concluez qu’en somme elle a été votre Maître.

Un hymne merveilleux, merveilleux comme toute votre œuvre ; une œuvre profonde, empreinte de lucidité et de sensibilité écrite dans une langue admirable.

Il était juste que vous soit attribuée, Monsieur, la Médaille d’or de La Renaissance Française 2018 pour l’ensemble de votre œuvre.

Réponse de M. Akira Mizubayashi


Médaille d’Or – La Renaissance Française – Remerciements

Je suis né en français à l’âge de dix-neuf ans à Tokyo.
Depuis, j’ai grandi lentement dans cette grande maison qu’est la langue française. Apprendre la langue de Molière dans un pays où elle n’est pas enseignée dans les écoles ne fut pas chose facile. La distance vertigineuse entre ma langue maternelle et le français fut un obstacle majeur. Mais le désir d’habiter cette langue devenu une véritable passion, je n’ai jamais souffert des difficultés surgies sur le chemin de mon apprentissage.

J’ai vécu une adolescence un peu particulière en ce sens que je portais en moi un malaise linguistique : installé depuis ma naissance dans la langue japonaise, curieusement je ne m’y sentais pas bien. J’ai commencé à avoir ce sentiment de malaise ou de mal-être au lycée, au moment où les adolescents commencent à se poser des questions existentielles. Cela correspondait à un moment historique particulier : celui des événements de 68 qui bouleversaient la société japonaise.

Je parle d’« événements de 68 », car il y a eu un mai 68 au Japon aussi. Mais, qu’on me comprenne bien : je ne dis pas que j’éprouvais ce malaise à cause des événements politiques de 68. J’étais encore lycéen, loin d’une réelle prise de conscience citoyenne. Ce que je voudrais indiquer, c’est le fait qu’il m’a semblé que les étudiants « contestataires » étaient empêtrés sans le savoir dans une langue prétendument révolutionnaire, mais fortement stéréotypée et, par conséquent, appauvrie à l’excès. Ils répétaient à longueur de journée comme des perroquets des mots qui circulaient comme des pièces de monnaie.

C’est cet état de désubstantialisation intellectuelle et de dépossession individuelle par une sorte de langue totalitaire et incantatoire que j’ai vécu comme une crise à affronter, un péril à conjurer, une menace à combattre. Bien sûr, c’est maintenant, cinquante ans plus tard, rétroactivement, que je donne à mon sentiment d’adolescent une telle formulation, mais il s’agissait bien de cela, à n’en pas douter. J’avais besoin d’un ailleurs, je désirais sortir de la prison de ma langue. J’aspirais à un autre ordre de parole, à une autre langue, à une langue autre.

C’est dans ces conditions d’étouffement vécues comme telles que j’ai rencontré un sauveur. Il s’agit d’un philosophe japonais Arimasa Mori qui enseignait alors le japonais et la littérature japonaise aux Langues O devenues aujourd’hui INALCO.

Issu d’une grande famille aristocratique, petit-fils d’un ancien ministre de l’ère Meiji, il avait commencé à apprendre le français dès l’âge de six ans. Devenu professeur à l’université de Tokyo, il a eu l’occasion de partir pour la France en 1950 afin de faire une thèse en philosophie. Mais ce qui l’attendait à Paris, c’était la singulière expérience de ne pas comprendre le français alors qu’il avait derrière lui plus de trente ans d’apprentissage de cette langue. Il mettait en doute les paroles pleines de certitude des journalistes correspondants des grands quotidiens japonais, qui, eux, prétendaient saisir parfaitement les choses en français. Mori comprenait la langue de Molière infiniment mieux que n’importe quel Japonais vivant alors à Paris, j’en suis persuadé ; mais il avait l’humilité que les autres n’avaient pas, celle de reconnaître que l’espace de la langue était infiniment plus grand et infiniment plus étendu que ce qu’on peut acquérir en quelques années d’études. Alors, il a décidé de ne pas rentrer au Japon, de rester à Paris pour s’installer dans la langue du pays d’accueil.

C’était une décision grave, radicale, car cela signifiait qu’il devait sacrifier la vie qu’il avait construite jusque-là dans son pays, c’est-à-dire sa famille et la respectabilité de sa personne liée à son prestigieux poste de professeur à l’université de Tokyo. Il a décidé de repartir de zéro en français en ouvrant un manuel pour écoliers de CE 1. Je me rappelle encore le choc que j’ai reçu à la lecture des pages où Mori parle de cette décision insensée de recommencer sa vie en s’immergeant dans une langue qui n’était pas la sienne, en adoptant la posture d’un enfant qui s’ouvre au monde peu à peu.

À dix-neuf ans, j’ai décidé de suivre le chemin d’Arimasa Mori. J’ai fait de lui, que je ne connaissais pas, que j’avais connu seulement dans ses écrits, que je n’ai pas cherché à rencontrer, et que je n’ai jamais rencontré finalement, un maître incomparable, un modèle absolu.

Depuis le début de ma lancée dans la langue française, animé par le désir d’apprendre, j’ai toujours écrit en français, mais sans la moindre idée de devenir écrivain un jour dans cette langue, sans jamais songer à construire une œuvre en français. C’était pour apprendre, pour apprendre à exister autrement, pour ne pas réduire la langue à un ensemble de clichés, de pensées pré-formatées, pour me donner le plaisir de naître consciemment au monde-langue dont je découvrais peu à peu le visage et le paysage.

Plus de quarante-cinq ans se sont écoulés depuis ma décision d’habiter la langue française. J’ai vécu à Montpellier de 1973 à 1975 et puis à Paris de 1979 à 1982. Pour le reste, j’ai toujours vécu à Tokyo. Et tout en vivant à Tokyo, j’ai toujours éprouvé le besoin d’écrire en français. Il paraît qu’il y a trois Japonais qui écrivent directement en français. Une Japonaise vivant à Paris et une autre vivant à Montréal. Le troisième larron, c’est moi. Toutefois, je me sépare d’elles en ce sens que je ne vis pas dans l’espace francophone. Je ne suis pas ce qu’on appelle un écrivain allophone, c’est-à-dire un écrivain dont la langue maternelle ne correspond pas à celle du pays qu’il habite. En France, il y a des écrivains, même de grands écrivains d’origine étrangère. Leur pays aujourd’hui, c’est la France. Lorsque je dis que j’habite le français en reprenant l’expression de Cioran, c’est, de ma part, une manière de dire que je n’habite pas la France ni un pays francophone.

Alors, pourquoi écrire en français ?

Je ne saurais répondre à cette question en quelques mots. Ce serait le sujet d’une conférence entière. Je dirais donc aujourd’hui, tout simplement, que j’écris en français pour sortir des limites de la langue japonaise façonnant le monde d’une manière qui rend impossible l’association horizontale, civile et politique des êtres considérés libres et égaux. Je m’exile pour fuir le mode d’existence qu’impose ma langue d’origine, pour expérimenter une autre manière d’exister, pour instaurer et vivre un autre rapport au monde et à l’autre. En écrivant en français, je construis certainement un refuge à mon usage personnel où je pourrais me tailler une existence qui ne ressemble pas à celle que je connais de par ma naissance et par une longue fréquentation de la société japonaise et à laquelle j’aurais été condamné pour toujours si je n’avais pas osé m’affranchir des limites de mon monde originel.

La fameuse phrase du philosophe Wittgenstein me revient à l’esprit :

Les limites de ma langue sont les limites de mon monde.

« N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! » disait Baudelaire. En ce qui me concerne, je voudrais aller au-delà des limites de mon monde par le biais de cette langue autre qu’est le français et qui est devenue aujourd’hui pour moi une langue de travail, une langue de vie.

La médaille d’Or dont vous m’honorez ce soir, chers membres de la Renaissance Française, est un inestimable encouragement pour que je m’évertue à poursuivre mon aventure qui ne s’arrêtera qu’à la fin de mes jours.
Merci infiniment.

Akira Mizubayashi

Une série de photos est en préparation.

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