Anna Moï, lauréate du prix littéraire 2021 de la Renaissance Française.
L’encyclopédie en ligne Wikipedia écrit ceci à propos de la lauréate du Prix littéraire 2021 de La Renaissance Française, auteur de « Douze palais de mémoire », paru chez Gallimard :
« Anna Moï écrit en français des histoires, dont la plupart prennent source dans son pays natal, le Viêt Nam.
Ses nouvelles ont pour cadre le Viêt Nam contemporain, et sont de deux types : les unes montrent des situations décalées et humoristiques ; les autres partent d’un élément anodin pour aboutir à une dimension poétique, voire philosophique.
Ses romans, marqués par les thèmes de la destinée et des rites de passage, offrent plusieurs niveaux de lecture : les évènements historiques se croisent avec des réflexions sur l’art (soie laquée, sculpture) et un culte de la nature.
Polyglotte, Anna Moï considère les mots comme un matériau artistique, au même titre que le marbre pour un sculpteur, ou la peinture à l’huile pour un peintre. Anti-confucianiste, elle a choisi le français, une langue qui lui garantit sa liberté d’expression.
Son roman, Le Venin du papillon a obtenu le Prix Littérature-monde, décerné lors du Festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo ».
La remise du prix littéraire de La Renaissance française s’est déroulée au siège de la fédération André-Maginot, boulevard Saint-Germain, à Paris, sous la présidence de Monsieur Gabriel de Broglie, de l’Académie française, président d’honneur de La Renaissance Française.
A l’issue de cette cérémonie, Anna Moï a été félicité par le nouveau président du jury du prix littéraire, Monsieur Daniel Rondeau, de l’Académie française.
M. Gabriel de Broglie, de l’Académie française, président d’honneur de La Renaissance Française, lors de la cérémonie de remise du prix littéraire à Anna Moï, le jeudi 9 décembre 2021, dans les salons de la Fédération André-Maginot, à Paris.
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LE DISCOURS DU PROFESSEUR DENIS FADDA, président international de La Renaissance Française
Le professeur Denis Fadda s’adressant à Anna Moï : . « Saïgon tombe. La terreur s’abat ».
Madame,
Le 30 avril 1975, la République démocratique du Viêt Nam, le Vietnam du nord, envahit la République du Vietnam, le Vietnam du sud. Saïgon tombe, l’ordre communiste règne. La terreur s’abat dans les villes et les villages.
Pour quiconque paraît quelque peu bourgeois, avoir eu des amitiés du côté français ou du côté américain, ou simplement être propriétaire d’une modeste voiture, voire tout bêtement porter des lunettes, il ne reste qu’une solution, la fuite.
Khanh, le personnage principal de votre roman, ancien élève d’un pensionnat chrétien, ami-frère d’Allan, fils d’un couple de missionnaires américains et vivant dans le village de T., village maudit dont il ne faudra jamais prononcer le nom, Khanh devrait être de ceux que l’on appellera les « boat people ».Votre livre est d’ailleurs dédié « à tous ceux qui sont partis par la mer ».
Pourtant, il est amené à rester sur le territoire de la nouvelle république. Mathématicien brillant, ingénieur de grande qualité, il est nécessaire au nouveau régime dans sa naissante industrie d’armement. On ne lui donne pas le choix , il reste ; jusqu’au jour où pour lui, le vent se met à tourner. Dangereusement. Il lui faut alors trouver d’urgence le moyen de quitter le pays. Son épouse décédée, il embarque clandestinement avec sa fille de six ans sur un petit bateau qui pratique la pêche aux anchois et la capture des poissons d’aquarium. « Partir pour renaître ailleurs » dit-il.
Vous nous rendez alors témoins d’une traversée bouleversante dont on ne connaîtra pas vraiment l’issue, où alternent poésie et tragédie et où l’âme humaine est mise à nue.
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Votre roman montre un homme, Khanh, doté d’une mémoire exceptionnelle ; ce n’est pas un don mais le fruit d’un travail fondé sur une méthode empruntée à une très ancienne tradition, connue aussi dans la Rome antique. Il s’agit de ranger mentalement les faits dans des espaces imaginaires, les palais, et de les associer à un récit.
« Puisque le passé était vulnérable et le papier aléatoire, dit Khanh, j’allais créer des récipients inaltérables de souvenirs (…). J’imaginais pour chaque visage important de ma vie, chaque événement crucial, une pièce à conviction implantée dans chacun des palais imaginaires ». La mémoire s’appuie donc sur l’imagination, qui lui est supérieure, comme le clame Baudelaire et comme le prouve Proust dans La Recherche.
Vous nous rendez perceptible le fait que cette mémoire est duelle ; soit trop puissante, voire encombrante soit si fragile. Ainsi Khanh est terrifié à l’idée de perdre le souvenir des traits de sa bien aimée et il tâche de désencombrer sa mémoire de tout ce qui pèse, qui alourdit, qui veut prendre toute la place : « Il est plus difficile d’oublier que de se souvenir » dit-il.
Parallèlement, son enfant Tien – dont le prénom choisi par son épouse signifie « petite fée » – est si joyeuse, si insouciante ; ce n’est pas seulement parce qu’elle n’a pas la capacité de tout comprendre mais c’est aussi parce que sa mémoire est encore légère.
Cette réflexion sur la mémoire, que vous menez de façon singulière et critique, est vraiment très intéressante. Aujourd’hui où nous ne cultivons plus, ou si peu, notre mémoire, puisque nous nous reposons sur ces serviteurs si dociles et si efficaces que sont nos ordinateurs à la mémoire prodigieuse, aujourd’hui où nous vivons dans la crainte de perdre la mémoire, vous nous rappelez que de très anciennes méthodes nous permettent de la fixer. Et vous posez la question essentielle : qu’est-il bon et juste de fixer, pour pouvoir vivre ?
Et ce qui est passionnant, c’est que pour être fixés, les mots, les événements, les souvenirs doivent prendre place dans un récit intérieur qui donne à la fois le sens et la structure. Car, si l’homme est un être de mémoire, il est aussi animé de la capacité à raconter, à mettre en récit ; ce que vous faites, bien sûr, dans ce livre. Et ce récit mêle sans distinction le réel et l’imaginaire.
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Votre roman est rythmé par une série de dualités : la plus évidente est celle du double récit : la voix de Khanh, le père, et la voix de Tien qui vivent les mêmes événements mais ne les ressentent pas de la même manière. Celle des lieux : le Viêt Nam, lieu du passé vécu, et l’Amérique lieu de l’avenir rêvé. Celle des tonalités : le prosaïque s’oppose au poétique, le tragique au lyrique, la satire au lyrisme. Celle de la parole qui s’oppose à l’indicible : les mots qui ne peuvent ou ne doivent pas être dits. La dualité entre la terre avec sa géographie, lieu du connu et du stable qui s’oppose à celle de la mer, lieu de l’inconnu, de l’inattendu, de l’indifférencié, « ce musée d’abstractions », dites-vous.
Votre livre est aussi l’histoire d’un homme qui tente de rejoindre clandestinement un refuge, une autre terre, et se trouve à la merci d’un pêcheur, rustre, cupide et inquiétant dont il ne sait rien, et de son fils mutique.
C’est une traversée très périlleuse. Les dangers sont partout : les gardes côtes du nouveau régime peuvent les rattraper, les pirates peuvent les attaquer – et d’ailleurs ils l’ont fait – la mer peut les engloutir, le moteur peut tomber en panne – et c’est d’ailleurs arrivé. Mais le danger le plus grand est toujours le plus proche. Il suffit de quelques mots prononcés pour que le destin bascule : l’enfant, par inadvertance, prononce le nom du village qui devait être tu, le village maudit des lépreux où ils vivaient. C’est l’expulsion immédiate du bateau. Le père et l’enfant se retrouvent seuls sur un récif.
Cette traversée fait immanquablement penser au récit fondateur de notre littérature qu’est l’Odyssée. Une veine épique parcourt votre roman mais sous une forme et avec des accents très différents de ceux du récit antique. Khanh ne va pas retrouver sa Pénélope, Hoa, décédée quatre ans auparavant, il ne va pas retrouver sa terre puisque justement il la fuit, il n’atteindra peut-être pas la terre promise, mais il agit, comme Ulysse, au nom de l’Amour et de la fidélité : un amour conjugal inoubliable, un amour paternel absolu qui lui confère le courage d’affronter seul, héroïquement et humblement, le mal, le malheur, la maladie, la malédiction.
Détroussés par ceux qui étaient supposés les amener en lieu sûr, abandonnés sur un récif au milieu de l’océan, démunis, le père et l’enfant assument leur destin. Cette traversée supposée durer 12 jours – comme sont 12 les palais de mémoire – est le lieu d’un dépouillement progressif jusqu’au plus entier dénuement.
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Cette histoire est profondément tragique ; le lecteur n’apprend qu’à la fin le terrible poids du passé de Khanh. Son épouse, atteinte par la lèpre, a été tuée par le missile qu’il avait mis au point et que les autorités nouvelles ont dirigé sur son propre village, le village des lépreux, afin de le faire disparaître.
Mais ce tragique absolu n’apparaît pas comme tel au lecteur tant le récit est nuancé par des tonalités différentes : la dérision, l’humour, la cocasserie, la satire, le burlesque. Ainsi l’enfant s’attache-t-elle au petit chien du pêcheur qui devient le sien et l’accompagne sur le récif.
La pêche aux anchois et la capture des poissons d’aquarium dont les collectionneurs raffolent, sont l’occasion de scènes plus légères, surtout lorsque c’est la voix de l’enfant émerveillé qui nous les fait voir. De même la visite inattendue d’un banc de baleines qui fascine et amuse l’enfant. Et même la panne du moteur qui peut avoir des conséquences dramatiques, finalement résolue par les pirates eux-mêmes, est l’occasion d’une scène burlesque, héroï-comique, alors que l’enjeu est vital.
Vivre le péril, heure par heure, avec une obsession : protéger l’enfant et son insouciance. L’Amour immense pour sa fille remplit totalement la vie de Khanh. Il craint qu’elle ne soit elle aussi atteinte par la lèpre et il lui prodigue des soins constants.
En effet, grâce au rôle merveilleux que joue le père, jamais l’enfant n’est dans l’inquiétude. Ce départ a-t-il dit, « c’est une surprise ». Ainsi tout devient jeu pour cette enfant confiante ; elle ne voit le mal nulle part. Sa confiance dans ce temps de tragédie nous offre des moments bouleversants. On ne peut s’empêcher de penser à une scène controversée de ce film poignant de Roberto Benigni, La vita è bella où le père s’emploie à convaincre son petit garçon que le camp de concentration dans lequel ils sont retenus est une ère de jeu.
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Votre livre – nous l’avons vu – est illuminé par l’Amour, amour incommensurable de Khanh, pour son épouse : « J’ai choisi Hoa, mon impure. Nous sommes allés de falaise en falaise, vertigineusement amoureux » dit-il. Amour pour son enfant : « J’ai été son palanquin. Je l’ai bercée, petite boule chaude blottie dans une nacelle sur mon abdomen ».
Dominé par l’Amour mais aussi par l’absence de haine à l’égard des Révolutionnaires qui ont introduit la barbarie : violences, terreur, incitation à la délation, prédation, folie toujours plus grande de la rééducation.
Votre goût pour la puissance poétique de la langue française apparaît à chaque page; il vous arrive même de créer des mots ou d’en faire de nouveaux usages.Votre langue vivifie et renouvelle les images. Ainsi, votre récit s’ouvre par ces mots : « Et le rivage toujours si calme attend. Les lames, puissantes au large, soumises à l’arrivée, s’aplatissent pour le lécher. Le village se fait happer par la nuit, escamoté comme un mouchoir dans la manche du prestidigitateur, donnant le sentiment que quelque chose de surnaturel vient de se produire ».
Khanh, avec Tien, rejoindra-t-il l’Amérique et Allan, son ami d’enfance ? Vous nous le laissez l’espérer.
Cette traversée entre mémoire et oubli, entre souffrance et espérance, est celle de la vie même.
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