Le 9 juin dernier, dans le cadre du célèbre restaurant Le Petit Zinc, au coeur de Saint-Germain-des-Près, l’écrivain, poète et essayiste Kenneth White a reçu des mains du Président international, le Professeur Denis Fadda, la médaille d’or de La Renaissance Française pour l’ensemble de son oeuvre.
REMISE DE LA MÉDAILLE D’OR DE LA RENAISSANCE FRANÇAISE A M.KENNETH WHITE POUR L’ENSEMBLE DE SON ŒUVRE
DISCOURS DU PROFESSEUR DENIS FADDA – PRESIDENT INTERNATIONAL DE LA RENAISSANCE FRANCAISE
|Maître,
Dans sa préface à « Kenneth White et la géopoétique », ouvrage collectif, Laurent Margantin se souvient de ce jour de l’été 1991 où il a acheté au quartier latin le premier numéro des « Cahiers de géopoétique » que vous avez créés et il écrit qu’il l’emporta avec lui pour le découvrir au calme dans le jardin du Luxembourg.
Dans le domaine de la pensée tout – ou presque – commence au quartier latin ou à Saint-Germain-des-près.
Et si le concept de géopétique n’avait jailli en 1978 alors que vous parcouriez les grandes étendues du Labrador, c’est bien en ces quartiers qu’il aurait pu naître, puisque vous y avez enseigné, à Paris VII, et que vous avez ensuite occupé la chaire de Poétique du XXe siècle à la Sorbonne, de 1983 à 1996.
En tout cas, c’est là qu’est né en 1989 l’Institut international de Géopoétique qui a maintenant des centres dans plusieurs pays ; c’est là aussi que vous avez conçu et animé le si mémorable séminaire Orient-Occident.
C’est donc bien sûr en ce lieu où nous nous trouvons actuellement, au cœur même de Saint-Germain-des-près, que nous devions inviter l’intellectuel nomade, l’explorateur insatiable que vous êtes, à faire une halte afin de recevoir, pour l’ensemble de son œuvre, cette médaille d’or si méritée que La Renaissance Française lui a attribuée.
Dans les « Cahiers de géopoétique », publication à laquelle je faisais référence il y a un instant, vous écrivez que « L’accumulation culturelle en soi ne mène à rien. Ce qui manque – au-delà de toutes les destructurations, au-delà des ‘post-modernismes’ – c’est un nouveau contexte global, l’horizon d’un monde »
Vous voulez retrouver « une poésie de plein vent », dites-vous, « où l’intelligence coule comme une rivière ».
« Redécouvrir la terre, ouvrir un monde »
C’est ce que vous ne cessez de faire et c’est cette recherche constante qui, peu à peu, a constitué une œuvre exceptionnelle par son ampleur, son exigence, son ouverture et son unité profonde : des « essais-recherche » qui parcourent les cultures du monde, des « récits-cheminement », de la poésie et des entretiens ; un nombre considérable d’ouvrages dont bon nombre écrits directement en français et d’autres traduits par votre épouse.
Né en Ecosse, vous vivez en Bretagne dans votre « ermitage des brumes », « à la lisière du monde connu », comme l’écrivait Homère évoquant par là les colonnes d’Hercule séparant la Méditerranée de l’Atlantique.
Vous vivez donc comme tout écrivain, tout poète, tout penseur véritable là où le regard peut embrasser le monde dans son étendue à la fois physique et métaphysique. Un lieu qu’aurait certainement aimé Jean-Pierre Abraham.
Dans votre conversation avec Erik Sablé publiée aux éditions Dervy, vous évoquez votre ermitage ainsi :
« Nous sommes ici sur un petit promontoire de la Bretagne qui est le promontoire extrême du continent européen qui, lui, est un promontoire de l’Asie. Nous sommes situés à une limite. Il s’agit, en effet, plus que d’une géographie, c’est une topologie mentale ».
Je pense à Verlaine et à la notion qui lui est chère de « paysage mental ». Dans « Clair de lune » il écrit :
« Votre âme est un paysage choisi
que vont charmant masques et bergamasques ».
Mais vous dites qu’il faut dépasser le symbolisme. Et c’est davantage aux fulgurances de Rimbaud écrivant « j’ai embrassé l’aube d’été » et dirigeant ses pas vers l’Orient que votre poésie fait écho.
L’esthétique et l’éthique de votre pensée créatrice peuvent être condensées dans ce qui est inscrit dans l’encadrement des fenêtres de votre refuge : au soleil couchant deux mots de Sophocle : « pantoporos aporos » (« ayant erré partout, plus d’errance ») – et lorsqu’on a le bonheur de lire votre tout dernier ouvrage, « La Mer des Lumières » on sait que l’errance continue – et au soleil levant, un aphorisme japonais « persévérer dans la lumière du matin ».
Il s’agit donc chaque jour de s’employer à « habiter poétiquement la terre » comme le dit Heidegger, et avant lui, Hölderlin, philosophe et poète avec lesquels vous entretenez une grande familiarité, comme d’ailleurs avec la langue allemande et la philosophie allemande en général.
Vous tenez autant du moine ermite que du voyageur fervent. Votre œuvre dépasse la pensée discursive, la pensée dialectique car, dites-vous, vous préférez cheminer, errer, arpenter, ouvrir des voies, poser des jalons ; vous rappelez qu’avant l’incursion des grecs en Orient le Bouddha était représenté uniquement par l’empreinte de son pied.
Le Bouddha m’amène à Montaigne dont vous avez peut-être caressé la chaussure en vous rendant, par la rue des écoles, à la Sorbonne ; Montaigne qui, comme vous, était à la fois grand voyageur et grand sédentaire, amoureux de sa librairie, et qui, lui aussi, a édifié une œuvre qu’il définit lui-même comme une dynamique, un processus, une quête.
Donc ni réalisme, ni symbolisme, ni romantisme, ni positivisme, ni journalisme, aucun « isme » dans votre œuvre.
Baudelaire, dans le dernier poème des « Fleurs du mal », intitulé « Le voyage », a ces mots :
« Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ! »
Or, Wallace Stevens auquel il est fait référence dans le texte inaugural de l’Institut international de géopoétique
dit :
« Les grands poèmes du ciel et de l’enfer ont été écrits, reste à créer le poème de la terre »
« Créer le poème de la terre » en conjuguant des disciplines aussi apparemment éloignées que la poétique, la topologie, les mathématiques, la géologie, la psychologie, la peinture, la géographie. Voilà l’exigence de votre vie qui vous a conduit à construire une œuvre féconde mondialement reconnue et consacrée par des prix aussi prestigieux que le Prix Médicis étranger, le Grand prix du rayonnement français de l’Académie française, le Prix Roger Caillois, le Prix Grinzane-Biamonti, le Grand Prix Maurice Genevoix ou le Prix Edouard Glissant, pour votre ouverture aux cultures du monde.
Une vie d’une très grande rigueur, une pensée extrêmement novatrice nourrie par la fréquentation passionnée des plus grandes traditions. On pourrait croire que c’est votre cheminement que décrit Victor Segalen lorsqu’il écrit dans une de ses stèles :
« Perdre le Midi quotidien ; traverser des cours, des arches, des ponts ; tenter les chemins bifurqués ; m’essouffler aux marches, aux rampes, aux escalades ;
Eviter la stèle précise ; contourner les murs usuels ; trébucher ingénument parmi ces rochers factices ; sauter ce ravin ; m’attarder en ce jardin ; revenir parfois en arrière,
Et par un lacis réversible égarer enfin le quadruple sens des Points du Ciel ».
Il était infiniment juste, Maître, que vous soit décernée, pour l’ensemble de votre œuvre, la médaille d’or de La Renaissance Française que je vais maintenant vous remettre.|