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Page d’écriture : « Indigne d’exister ? »

par La Renaissance Française

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PAR JOËLLE CATTAN
27 MAI 2021

J’appartiens à une génération qui, dès sa naissance, avait compris que son existence était dangereuse à vivre.
J’appartiens à une génération qui a cohabité avec l’insurmontable, tantôt en direct de plein fouet, tantôt dans son exil lointain.
Ma génération est celle des dates obscures des guerres interminables. Elle est celle des attentats aux voitures piégées et des assassinats ciblés ; celle des funestes explosions dévastatrices en temps de paix.
Ma génération est celle des paradoxes : de la détresse des abris de fortune à l’euphorie du grand air, des sombres crises aux prometteuses reprises, des départs précipités aux retours massifs, de l’indifférence désinvolte à la solidarité absolue, des simples menaces aux exécutions sommaires, de l’abondance au rationnement jusqu’à l’inflation et la pénurie…
Ma génération est aussi celle des dates glorieuses des révolutions qui ont poussé des milliers d’individus dans les rues de leur pays déchiqueté mais debout, unis dans un élan patriotique sur le chemin de la dignité.
À ma génération il manquait juste d’être frappée par une pandémie sans fin à l’échelle mondiale, un virus appelé Covid-19 malin et contagieux venu faucher des vies par étouffement.
À l’image de ces événements excessifs, ma génération est composée de groupes extrêmes : des cancres et des intellos, des insouciants et des engagés, des grincheux et des rieurs, des égoïstes et des altruistes, des obséquieux rampants et des esprits brillants libres…
Ce pluralisme aurait dû rimer avec diversité, vertu de la pensée plurielle, à l’instar de la dimension multiconfessionnelle, multidisciplinaire et multisectorielle caractérisant ma génération. Néanmoins, inapte à s’entendre sur une lecture cohérente des événements conjointement vécus et sur une vision commune de l’avenir à construire, la diversité a cédé la place à l’adversité sur fond de rivalités et de divisions, transcendant le cadre interne pour écorcher l’espace transnational. De surcroît, se bornant à banaliser, colmater et tourner en dérision les anomalies, elle n’a fait que s’enliser et se détruire, emportant avec elle le peu de dignité à peine recouvrée.
En présence de toutes ces dérives et à défaut d’un sursaut général choc, pourrais-je toujours clamer mon appartenance à la génération aux mille dates, aux mille couleurs et aux mille contradictions ? Ou serais-je fichée dans celle de l’adversité et des désunions ? Ou pire, finirais-je reléguée dans la génération aux identités arrachées, une génération bannie pour avoir été jugée indigne d’exister ?
J. C.

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Cette photo date de 1975. Elle fut prise dans le quartier résidentiel Ras El Nabeh, à la jonction de Beyrouth-est et Beyrouth-Ouest. Elle souligne très fortement le propos de Joëlle Cattan.

Les illustrations de ce texte viennent de choix d’images opérés par le comité de rédaction de La Renaissance Française.

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Lire également du même auteur :

« Je suis née avec le pouvoir de ne pas mourir Joëlle CATTAN » article publié dans L’orient le jour du Samedi 22 Février 2020 – Rubrique : Débats Opinions –Nos lecteurs ont la parole –

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