« La meilleure façon de servir la République est de donner force et tenue au langage » dit le poète Francis Ponge
PAR CHRISTINE LACAN
Les linguistes s’inquiètent de la décadence de la langue dans son usage (rétrécissement du vocabulaire, affaiblissement de la syntaxe…). Les raisons en sont multiples :
– la médiocrité du discours des médias dont l’audience est pourtant énorme
– l’inflation verbale médiatique qui se déploie dans une logorrhée intarissable
-la langue altérée des réseaux sociaux qui se contente de transcrire le parler immédiat
– la déshérence de la langue écrite
– le renoncement de l’éducation nationale à enseigner la grammaire et à viser l’excellence, au nom de l’égalitarisme et de la valorisation de la « parole spontanée »
– le niveau de langue volontairement médiocre de la littérature-jeunesse
La langue est beaucoup plus qu’un outil de communication. Chaque langue est un chef d’oeuvre de l’humanité. Or il y a un relâchement du parler: généralisation de l’apocope (la « com’ » la « sécu », l’ « actu »…), appauvrissement des adjectifs ( « sympa », « super », « cool », « nul », « compliqué »…), usage intensif de formules ( « ça marche », « c’est juste bon »…), syntaxe approximative ou fautive, invasion des adverbes, etc… et ce, bien que les êtres humains passent à peu près leurs vingt premières années à l’école !
Toutes ces incivilités faites à la langue altèrent la qualité des relations entre les locuteurs : l’art de la conversation s’étiole dangereusement.
Une langue est très fragile
La langue est une construction sonore, or le monde est devenu très bruyant et n’offre pas les conditions d’écoute de la parole (le temps de parole est toujours compté, limité, mis en concurrence). Le silence manque à la langue comme le sol manque à la végétation.
Oui, une langue est fragile, très fragile même, car elle requiert attention et écoute . Pourtant, elle est là pour tous, elle offre ses trésors, ses secrets et ses sortilèges à tous ceux qui veulent en user.
Et elle se donne avec une générosité infinie. Le dictionnaire n’est pas une boîte inerte : certains mots asséchés tombent en poussière ou en oubli, d’autres y entrent à pas de loup ou en fanfare, en intrus ou en troupeaux, ils viennent des quatre coins du monde et s’y disputent parfois la place.
Eu égard à l’hégémonie de l’anglo-américain, le plus frappant est l’affligeant symptôme de servitude volontaire. Nous ne croyons plus en notre langue, nous imitons une autre langue.
Le gouvernement français actuel fait ainsi un usage intensif de vocables anglais relatifs au management. Le globish se généralise, d’ailleurs au détriment de toutes les langues, alors qu’il est plus un langage qu’une langue et qu’il ne permet pas une expression nuancée et précise (l’expression de la temporalité, par exemple, y est très réduite) .
Des écrivains l’ont rendue extraordinaire
Nous ne sommes pas les simples usagers d’une langue, nous en sommes les serviteurs et les créateurs. Nous avons le devoir de servir son génie et de nourrir son esprit.
Nous habitons une langue autant qu’elle nous habite, et vivre en intimité avec sa langue ou ses langues est un émerveillement continu.
Une langue est belle quand ses usagers la rendent belle: avec trois cents mots de vocabulaire, Racine écrit des vers sublimes :« Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon coeur » dit Hippolyte à Thésée dans un vers où les monosyllabes sont autant des notes de musique que des mots.
Et si la langue française est admirée, ce n’est pas parce que sa structure est extraordinaire, mais parce que des écrivains l’ ont rendue extraordinaire.
Pour n’évoquer que deux exemples parmi tant d’autres: au début du XXème siècle, deux écrivains ont servi, renouvelé, recréé la langue française sans trahir son héritage : Proust écrit en français et en « proustien » et, au même moment, Céline écrit en français et en « célinien ».
Nous ne cessons de nous émerveiller de ces langues si différentes, si singulières, et c’est toujours la langue française.
« Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux » écrit René Char. En effet les mots qui surgissent de nos lèvres ou de notre plume charrient dans leur flux les traces des innombrables locuteurs qui leur ont donné saveur, couleur, sens au singulier et au pluriel. Par la langue, nous sommes en lien avec les morts autant qu’avec les vivants, avec les autres autant qu’avec nous-même, avec le plus proche comme avec le plus lointain : elle est notre bien le plus précieux.
Ainsi, comme le dit le poète Francis Ponge dans son essai Pour un Malherbe : « La meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage. ».
Ch. L.