PAR L’AMIRAL JEAN DUFOURCQ
Rédacteur en chef de « La Vigie »
Pour son dernier numéro de l’année, « La Vigie » a proposé, selon l’usage, un bilan en forme d’AMR, d’aide-mémoire au roi. «Sire, nous retiendrons de 2020 qu’un accident sanitaire d’ampleur mondiale a affecté la trajectoire de développement de toute la planète».
La Vigieavait bien noté les embardées des années 2015 qui avaient remiséles temps de la Guerre froide, la déconstruction des modes de régulation stratégique du XXème siècle qui avait fini par déboucher en 2017 sur un terrain vague stratégique mondial. Elle surveillait en 2019 l’émergence d’un nouveau paradigme stratégique. L’effet de sidération de la crise Covid passé, elle a tenté de décoder la pandémie.
Voici donc un point sur cette annus horribilis que chacun a subie. L’année 2020 va constituer un point d’inflexion stratégique aussi net que 1945, 1989 ou 2001.
Le raz de marée de la pandémie du Sras-Cov-2 a submergé le monde en un an.
Certes la mondialisation se révélait moins heureuse que prévu et se réduisait à un vague multilatéralisme de façade ; nul leadership, même relatif, ne savait ni ne voulait plus ordonner la société globale post-moderne. Une sorte de « multisme » suffisait, forme d’apolarité mondiale, faite de frictions plutôt sectorielles mettant aux prises plutôt régionales des forces, étatiques ou non. C’est en fait un monde en pleine transition stratégique qui a encaissé début 2020 cette pandémie brutale. Il y a réagi avec ses réflexes culturels du moment et des calendriers sociopolitiques bien souvent nationaux; chacun s’est reclus, replié comme il a pu sur ses intérêts et ses moyens propres. Un autre temps stratégique s’est ouvert.
Jean Dufourcq, contre-amiral en 2e section est aujourd’hui chercheur en affaires stratégiques, associé à l’Institut de stratégie comparée de l’Ecole militaire à Paris (programme Méditerranée occidentale), membre honoraire de l’Académie de marine et ancien rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale.
Il est depuis 2014 rédacteur en chef de la lettre bimensuelle d’analyse stratégique « La Vigie » qu’il a fondée avec son associé Olivier Kempf. (www.lettrevigie.com)
Ancien élève du Prytanée militaire de La Flèche et de l’École navale (EN 69), ancien commandant du sous-marin d’attaque « Ouessant » en Méditerranée et de l’aviso escorteur « EV Henry » en Atlantique, le contre-amiral Jean Dufourcq a également servi au Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères à Paris, à la Représentation permanente de la France pour l’Union européenne à Bruxelles et au Collège de défense de l’OTAN à Rome.
Il a été de 2007 à 2012 directeur d’étude à l’École militaire à Paris (Cerem puis Irsem). Il a été également enseignant vacataire à Paris II, Paris XI et Bordeaux IV et intervenant régulier au MGIMO de Moscou, aux universités de Beyrouth, Tunis, Alger, Rabat …
Membre fondateur de la Société de Stratégie, élu à la section militaire de l’Académie de marine en 2008, il a exercé de 2009 à 2014 les fonctions de rédacteur en chef de la « Revue défense nationale ». Il a été également élu en 2010 membre associé de l’Académie royale suédoise des sciences de la guerre.
Il est docteur en science politique et auditeur de la 47e session de l’IHEDN.
Pour le décrire, un premier repère s’impose; la vague pandémique et ses divers rebonds qui ont balayé le monde, a éprouvé tous les exécutifs et frappé l’imaginaire de tous les peuples: conscience aiguë de la faillite d’un progrès garanti par la vertu d’un bien commun universel partagé; mise à nu brutale d’interdépendances économiques porteuses de fragilités sociales, révélant d’inquiétantes vulnérabilités systémiques, sources de frustrations et de ressentiments intra et inter-étatiques. Le réveil des peuples et la tension entre enracinés et affranchis se sont alors rapidement amplifiés. Pour autant, c’est un second repère, dans ce flux il y a encore la trace des articulations stratégiques du monde d’avant: rapide transformation numérique, stress climatique, rivalité sino-américaine, déséquilibres intercontinentaux …
Dernière balise enfin de ce moment hors norme,l’opportunisme stratégique a accompagné la vague pandémique. Il pourrait annoncer une autre hiérarchie des valeurs, des entreprises et des civilisations de la planète et entraîner un reclassement mondial. Car les idéologies d’hier se sont évanouies devant la résolution décomplexée d’entrepreneurs variés.Et ceux qui ont tiré le mieux leur épingle du jeu dans la fluidité stratégique ambiante qu’a nourrie le raz de marée de la Covid 19 sont ceux qui avaient des rattrapages sensibles à effectuer, des projets précis à réaliser, fondés sur de solides réalités géopolitiques ou scientifiques pérennes et une légitimité structurelle. À cet égard, le consensus de Washington illustré par la combinaison gagnante du XXème siècle (économie libérale, démocratie parlementaire et État arbitral) semble déclassé à la fin 2020, passant d’un club progressiste attractif à un clan réactionnaire défensif.
Au tout début de cette coronacrise, nous avions redouté une régression générale, conduisant à la démondialisation voire à unerécession stratégique. Mais en cette difficile fin d’année, notre diagnostic est plus nuancé sur ce moment qui va constituer le premier point tournant stratégique du XXIème siècle. Car le contrôle de la pandémie semble aujourd’hui se mettre lentement en place.
Des facteurs géostratégiques surnagent
Alors que le tsunami pandémique semble refluer, on retrouve intacts, ou presque, les secteurs critiques d’une instabilité ambiante, dénoncée au début d’une année que nous prévoyions agitée: compétitions numériques aiguës sur fond de stagnation économique et de désordres monétaires, règlements syriens et kurdes et reclassements tactiques au Levant sur fond d’élections américaines, Brexit confus à Londres sur fond d’hésitation européenne, conduites invasives décidées de pouvoirs « illibéraux », selon la nomenclature actuelle, sur fond de laisser-faire multilatéral … Si aucun de ces désordres n’a été gelé par la pandémie, l’altérité froide a été portée à son comble et elle semble en avoir contenu, sans la dévier, la dynamique.
En 2020, les évolutions des équilibres stratégiques les plus notables auront résulté de la posture brouillonne de l’administration Trump : rivalité systémique avec la Chine, «deal» aventuré avec la Corée du Nord, retraite en Syrie et en Afghanistan, collusion sans vergogne avec l’Arabie Saoudite et Israël, défiance européenne et modération russe. Le dernier coup sera une normalisation israélo-arabemarchandée en vue d’une réconciliation régionale.
Après une élection tendue, Joë Biden devrait, certes dans une version démocrate plus vertueuse, valider la prévalence des intérêts américains
L’irrésolution de l’UE avait semblé s’atténuer sous Trump, et un vent européen d’autonomie stratégique répondre au dédain américain.
Mais le retour claironné d’un leadership américain assumé devrait enterrer cette velléité, si l’on en juge d’abord par le soulagement allemand. La pandémie n’a donc rien révélé ici, sinon la difficulté des Européens à gérer un consensus Est-Ouest (obsession des uns sur l’État de droit, des autres sur la pression russe) et Nord-Sud (obsession des uns sur la rigueur budgétaire, des autres sur les désordres méditerranéens).
Le plan européen de relance massive et la politique budgétaire de la BCE ont su assez bien répondre à la « coronacrise » et certains y ont vu un saut fédéral décisif.
Notons que les points chauds d’hier (Ukraine, mers de Chine, Méditerranée) comme les conflits latents (Syrie, Yémen, Sahel) n’ont pas été soldés en 2020. Aucun des acteurs engagés n’a su tirer parti de la panne de gouvernance mondiale liée à la pandémie pour prendre l’avantage et atteindre ses objectifs affichés. Ces réalités conflictuelles aux bordures des continents vont subsister longtemps en fond de tableau récurrent des tensions structurelles qui affectent la sécurité et la stabilité mondiales au XXIème siècle.
Tendances et tensions de la relance à venir
Au-delà de ces rémanences du monde d’avant la pandémie, il importe aussi d’évaluer fin 2020 le paysage stratégique qui se dessine. Quatre dialectiques semblent à l’œuvre.
- La première est l’articulation à trouver entre d’un côté, le temps socio-économique long nécessaire pour rétablir sécurité sanitaire, échanges commerciaux, croissance et de l’autre, révolution technologique très rapide de l’IA.
- La seconde est la dynamique de relocalisation stratégique à l’œuvre sur des solidarités locales, des espaces restreints et des marchés de proximité. Car telle est l’alternative envisagée à la course au développement global, jusque-là effréné, de la planète. Elle doit garantir les vraies souverainetés, sanitaires, alimentaires, numériques et les partenariats utiles pour administrer des pays fragilisés et gouverner des peuples attentifs à leurs droits souverains. Une géoéconomie de noyaux durs qui produira d’autres frictions
- Le troisième repère est que pour le rebond stratégique à venir l’échelon de décision qui devrait s’imposer va rester pour l’instant l’État national ou fédéral. C’est à lui que les peuples demandent des comptes. Et le temps des opérateurs transversaux, des cartels des marchés numérisés aux profits illimités, compétiteurs des États, semble compté. Les GAFA sont devenues des surpuissances à abattre. Il en va de même des superstructures de sécurité euro-atlantiques héritées du monde d’avant. La mort cérébrale de l’Otan, qu’a négligée Trump, son inimitié pour l’UE, la dispersion des efforts européens ont fait vaciller le système de sécurité du continent. Tout invite fin 2020 à réviser en profondeur l’ambition et le périmètre stratégique des Européens. C’est l’affaire des États. Avant de refonder une nouvelle relation transatlantique, il faut restaurer la centralité et la profondeur géostratégiques de l’Europe, vrai miroir de sa densité géoéconomique. Plus que l’UE, une grande Europe– Grande Bretagne et Russie incluses -est l’un des nœuds stratégiques indispensables à la stabilité du monde fracturé d’après 2020.
- Quatrième tendance : parmi les réalités stratégiques apparues nettement au cours de l’année, et que la pandémie a facilitées, comptons l’affirmation décomplexée de régimes à l’affût, en Turquie, en Russie, en Chine, et demain en Inde ou en Iran. Ce temps des prédateurs selon François Heisbourg, vrai retournement de l’histoire avec la résurgence des empires chinois, ottoman et soviétique, porte sa part de désordre tout comme sa part d’occasions à saisir. En 2020, le paysage stratégique a en tout cas dévoilé des modèles alternatifs avec lesquels on devra composer.
Fin 2020, où en sont la guerre et la paix ?
Toutes les incertitudes amplifiées par ce raz de marée pandémique ont créé une profonde inquiétude. Les débats ont refleuri sur le déclassement de la France. Y ont répondu des prises de positions gaillardes requérant le durcissement de notre défense en vue d’engagements de haute intensité. Certes, sous la pandémie, la guerre a continué, mais sous ses formes non militaires (hors Karabakh), économiques, numériques, monétaires, culturelles, idéologiques : intimidations, prises de gages, faits accomplis, manipulations, sabotages, terrorismes. Nul n’a pourtant intérêt à sortir de la paix armée que permet la priorité sanitaire. L’aggiornamento stratégique à venir est une chance pour la France si elle propose une vision d’avenir aux siens.