WARHOL À VENISE
Il ne va donc pas se tirer cet abruti !
– Salut, camarade !
– Adrien !
C’était Adrien Picco, dit Adriano, un ancien de Science Po avec qui j’avais préparé le concours interne de l’ENA et qui était devenu, je ne sais par quel miracle, haut fonctionnaire chargé des œuvres d’art et des musées au Ministère de la Culture.
– Quelle surprise quand même ! depuis le temps… et quel hasard ! Se retrouver à Venise un premier mai, sur un pont, sans rendez-vous… Qu’est-ce que tu fais ici ?
– Et toi ?
D’un seul coup, tous les souvenirs revenaient. Adriano n’allait jamais sans son inséparable copain Luc Bianchérini, dit Lucky, une paire de pieds-noirs rapatriés d’Algérie, tendance OAS, imbattables dans les chants africains et les parodies de la Légion. C’est nous les Africains… Imbattables aussi côté dynamisme et décontraction, passeport infaillible pour la réussite. Il me fallait deux fois plus d’efforts et d’application pour obtenir des résultats parfois plus médiocres. J’avais pour ces deux énergumènes une admiration sans borne mêlée d’un peu d’envie et nous nous étions perdus de vue, définitivement pensais-je.
Au premier abord, Adriano semblait avoir trouvé un certain équilibre dans ses fonctions respectables. La présence à ses côtés d’une épouse d’apparence discrète, même effacée, y était sans doute pour quelque chose. Seul le regard toujours scintillant trahissait un fond de caractère enjoué prêt à saisir au vol le bon jeu de mots (même le plus mauvais) ou la dernière facétie à la mode. On n’était peut-être pas si loin du potache qui se déchaînait dans les soirées arrosées de Paris ou les week-end-méchouis à la campagne, capable d’animer une nuit jusqu’à l’épuisement avec des histoires paillardes ou des projets d’affaires incroyables.
Mon admiration de naguère ne demandait qu’à retrouver ses marques. J’entrepris donc d’en savoir un peu plus sur sa surprenante présence à Venise :
Un petit voyage en amoureux ?
Adriano m’arrêta net :
– Secret défense. Nous pourrions peut-être nous retrouver demain autour d’une pizza ? J’ai une bonne adresse.
Il me fallait bien rendre à Adrien la politesse de son invitation. Je le fis avec empressement et avec plaisir, mais je dois le dire aussi, avec une réserve de curiosité démesurée.
Il en est un où je m’arrêterais volontiers. J’ai lu dans un magazine people l’extravagante histoire de Peggy Guggenheim dont le père est mort sur le Titanic. La riche héritière américaine, mariée à Max Ernst, s’est passionnée pour l’art moderne et, de sa rencontre avec les plus grands artistes de son temps : Kandinsky, Picasso, Rothko, Klee, Brancusi, Dali… est née une fabuleuse collection que l’on peut découvrir au Palazzo Venier dei leoni sur le Grand Canal, lieu où Peggy Guggenheim avait décidé de vivre, apportant à Venise une renommée culturelle et « avant-gardiste » que la ville touristique s’est avantageusement appropriée.
Je n’oublierai donc pas de passer par là, avec une pensée émue dans le parc peuplé de statues où la bienfaitrice est enterrée avec ses chiens…
Aurais-je le temps d’aller rendre visite aux pêcheurs dans leurs criques secrètes et aux souffleurs de verre sur l’île de Murano ?
Il a fallu un troisième rendez-vous pour que je commence à cerner la nouvelle personnalité d’Adrien. En fait, une nouvelle couche de peinture sur un tableau déjà connu. Et ce fut l’occasion de découvrir enfin un vrai restaurant à Venise, une petite salle au ras de l’eau, au pied d’un pont, dans un décor que j’affectionne. De surcroît, un menu superbe avec de la seiche dans son encre. Un délice. Sans doute ce qui a rendu mon agent secret un peu plus bavard (avec l’aide du rosé).
Adrien Picco, lorsqu’il a intégré le Ministère de la Culture, s’est vu attribuer la charge des œuvres contemporaines, gestion, acquisitions, cessions. Avec une licence de droit des affaires, c’était tout indiqué, n’est ce pas ? Lui, était ravi. Il s’est jeté à corps perdu dans cette science nouvelle, en tous points passionnante, où il a très vite mesuré les perspectives affriolantes et les débouchés vertigineux que l’ère Pompidou avait mis au goût du jour. L’art moderne connut dès lors un engouement prodigieux dont le Président de la République donnait lui-même l’exemple.
Les artistes se pressaient aux portes du Ministère. Adrien les recevait avec délectation. Il fréquenta les plus célèbres, les plus en vue comme Picasso et surtout Pierre Soulages dont il se dit un adepte inconditionnel. C’est Adrien qui, en expert, présentait les dossiers, conseillait, argumentait, notamment pour l’introduction des œuvres dans les musées. Il était devenu pour tous les artistes, et pour la bonne marche du Ministère, un rouage important, même incontournable.
Si lui évoluait en eau claire, d’autres pouvaient s’ingénier à troubler le jeu. Ainsi cet étonnant personnage, pourtant génial, dont Adrien m’a raconté avec force détails, la vie rocambolesque, qui nous ramènera peut-être à Venise…
Elmyr de Hory, tel est son vrai nom (car il en a emprunté beaucoup d’autres), d’origine bulgare, est considéré aujourd’hui comme le plus grand faussaire du XXè siècle. C’est l’homme qui a défié le monde de l’art pendant une décennie, qui a déjoué l’attention des experts comme celle de la justice pendant toute sa vie, et qui a fasciné un cinéaste comme Orson Welles, celui-ci faisant de « l’homme qui a vendu son âme au diable » le personnage principal d’un film.
Né dans une famille passionnée d’art, lui-même peintre de talent et plutôt surdoué, il était capable d’exécuter sur commande et en public, des Picasso, des Renoir ou des Modigliani abusant les plus éminents connaisseurs et suscitant l’admiration des amateurs les plus avertis. Coup de maître, si l’on peut dire, il vend un Matisse au musée de Harvard et plusieurs autres faux à des marchands d’art réputés aux États-Unis. Ce que son talent ne lui apportait pas à titre personnel, il le trouvait plus certainement dans la réalisation de faux par ailleurs fort rémunérateurs.
« Si mes tableaux sont exposés un certain temps dans un musée, ils deviennent authentiques » disait-il sans plus de scrupules. Partant de ce postulat, la cible était clairement définie et l’escroc ne prenait pas beaucoup de risque. Si quelques faux Matisse ou quelques faux Picasso restent accrochés aux cimaises des grands musées américains, la faute en incombe à des experts incompétents ou négligents, peut-être même complices…
Pour son confort et par prudence devant la surabondance de faux qui envahissaient les musées du monde entier, de Londres à Tokyo, mettant ainsi en alerte rouge les services de sécurité, Elmyr de Hory préféra se retirer discrètement à Ibiza où il put poursuivre tranquillement son activité lucrative. La justice mettra quand même un point final à ce commerce frauduleux. Elmyr de Hory se serait alors suicidé, dit-on, sans certitude. Les déclarations officielles ne sont pas forcément faites pour être crues. Le mystère demeure mais Adrien n’est pas mécontent de me faire une confidence qui semblait provoquer chez lui une certaine jouissance : il avait reçu à plusieurs reprises Elmyr de Hory, pour une affaire importante…
Le Palazzo Grassi est un des nombreux palais visibles du Vaporetto. Assoupi sur la rive du Grand Canal, le monument baroque néoclassique bâti par Giorgio Massari en 1749 méritait sans doute d’être tiré de son sommeil. C’est ce qu’a pensé à juste titre un homme d’affaires français, milliardaire du luxe et amateur d’art moderne, avec l’idée d’y installer un musée dédié aux créations contemporaines.
Entre les mains de l’architecte japonais Tadao Ando, comme par magie, le palais s’est totalement transformé pour concentrer toute la lumière sur les œuvres d’art tout en respectant les plafonds peints et les arcades en marbre. Avec en guise d’accueil, le crâne monumental fait de casseroles de Subodh Gupta et l’immense ballon rose en forme de chien de Jeff Koons, le Palazzo Grassi ne risque pas de laisser le visiteur indifférent !
Mais le riche amateur d’art est un homme pressé et insatiable que Venise a su séduire une seconde fois en lui offrant la Dogana, ces entrepôts historiques de la douane qui contrôlait jadis l’entrée du Grand Canal et percevait les droits de passage. Par la grâce de l’homme providentiel et le talent de son architecte, en accueillant les folies artistiques du collectionneur visionnaire, la Punta della dogana est devenue le quartier le plus en vue de Venise.
Adrien se pencha vers moi avec une mimique de confidentialité et me glissa à l’oreille : « j’y ai fait entrer un Warhol rarissime et totalement inconnu. »
– Où ça ?
– À la Dogana , chez François Pinault !
Tu connais Bianca Jagger, la femme de Mick Jagger… c’est une très belle femme.
Oui, d’accord.
– Eh bien, c’était la muse d’Andy Warhol, la femme qu’il admirait le plus au monde, une beauté sauvage et racée, née à Managua au Nicaragua, très cultivée et parlant un français impeccable après un passage à l’Institut d’Études Politiques de Paris (Tiens, un vieux souvenir). On comprend qu’elle ait charmé Mick Jagger après un concert des Rolling Stones.
C’est Bianca, elle-même, qui raconte comment, elle et Mick, sont devenus immédiatement amis avec Andy Warhol lors d’un week-end chez la sœur de Jackie Kennedy et elle trace de l’artiste un portrait particulièrement juste :
« Il avait une qualité d’enfant, une spontanéité, presque une ingénuité, qui le poussait à vouloir tout découvrir, tout faire, tout dire, en court-circuitant les conventions et les usages. »
Il a peint plus de 500 portraits et pris une quantité impressionnante de polaroïds : une véritable galerie où figurent les plus grands artistes, de Marilyn Monroe à Michael Jackson, comme en témoigne une rétrospective de 2009 au Grand Palais de Paris, intitulée « Le grand monde d’Andy Warhol ». Il n’y avait pas de portrait de Bianca référencé comme tel, et pourtant…
Elle apparaît certes, à plusieurs reprises, dans des tableaux à plusieurs personnages. Un grand tableau-montage bien connu, la montre assez discrètement, aux côtés de Truman Capote, Liz Taylor, Mick Jagger, Jack Nicholson, Liza Minelli et Andy lui-même.
C’est Bianca qui, encore une fois, propose une explication :
« À la fin des années 80, Andy a voulu faire mon portrait, un portrait sage, sérieux même. J’ai donc posé en tee-shirt blanc, les cheveux libres, sans sourire, devant son polaroïd. Il a fait un tableau que je n’ai pas acheté et dont j’ai perdu la trace. »
La visite de Venise est encore plus belle si l’on veut bien laisser au hasard sa « part des anges ». En l’occurrence, ma semaine de vacances devant prendre fin, je tenais absolument à découvrir le tableau de Warhol qui ne figurait pas dans mon programme initial. Du palais Grassi à la pointe de la douane, il n’y a que quelques vagues. Mon impatience était grande.
Pouvez-vous m’indiquer où se trouve le portrait de Bianca Jagger par Andy Warhol, s’il vous plait ?
Mais Monsieur, il n’est plus là ; il a été décroché ce matin même. Un musée parisien désirait le voir de toute urgence.